Confessions d’Alexandra - Les adieux d’un pont centenaire
TEXTE : STÉPHANIE RHÉAUME
PUBLIÉ 24 Novembre 2022 À 11 H 29
Ce n’est pas tous les jours que s’éteint un emblème de la capitale fédérale. Avant que le pont interprovincial ne soit démoli pour de bon, nous avons voulu faire entendre sa voix. Cette grande dame qui a servi la région pendant plus d’un siècle, Alexandra, signe ici une dernière lettre avant de faire ses adieux à tous ceux qui ont fait un bout de chemin avec elle.
Je m’appelle Alexandra. J’ai vu le jour officiellement en 1901 sur la rivière des Outaouais entre Ottawa et ce qui s'appelait, à l'époque, Hull.
Avant ma venue au monde, certains hommes politiques ont craint que je ne fasse de l’ombre au jeune parlement canadien. Plutôt qu’une bavure esthétique dans le paysage, je peux me vanter d’être devenue un monument mythique pour un grand nombre de touristes de passage.
Entre vous et moi, ce qui me touche bien davantage, ce sont les témoignages d’affection des citoyens en provenance des deux côtés de la rive, qui ne cessent d’affluer depuis ma mort annoncée.
De guerre lasse, je me retire après plus de 120 ans d’existence. Ma vieille carcasse est rongée par la corrosion. Je montre déjà plusieurs signes de fatigue, mais j’ai encore l’énergie nécessaire pour vous raconter quelques souvenirs bercés par la Kitchissippi, la grande rivière des Anishinabeg.
N’importe quel parent vous le dira, trouver un prénom pour sa progéniture se révèle d’une importance capitale. Dans mon cas, quelques raccourcis se sont imposés avant qu’Alexandra ne l’emporte.
Au moment de mon inauguration en mars 1901, je n’ai pas de nom à proprement dit. Dans les annales de l’histoire, on parle plutôt de moi en utilisant un adjectif qui caractérise mon mandat. Je suis le pont
interprovincial. C’est bien la tâche difficile à laquelle je me suis affairée tous les jours : unir l’Ontario et le Québec.
D’autres, tout aussi pragmatiques, ont préféré m’accoler le sobriquet de Beemer en clin d'œil à mon créateur, l’homme d’affaires américain Horace Jansen Beemer. Les doyens de la région ne jurent encore que par cette appellation lorsqu’il est question de moi.
Le pont interprovincial au moment de sa construction.
PHOTO : MUSÉE CANADIEN DE L'HISTOIRE / W HARMER
L’entrepreneur américain Horace J. Beemer a contribué au développement ferroviaire du pays. On lui doit la construction du pont interprovincial sur la rivière des Outaouais, mais il a aussi contribué au réseau du chemin de fer au lac Saint-Jean.
PHOTO : MUSÉE MCCORD STEWART
La Dominion Bridge Company était réputée pour la qualité de ses structures en acier.
PHOTO : BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA
Ma construction avait été confiée à Beemer ainsi qu’à la Dominion Bridge Company, spécialisée dans la fabrication de ponts et de structures métalliques partout au Canada.
J’ai dû patienter six mois, soit jusqu’en septembre 1901, avant de devenir Alexandra. Ce changement s’inscrit dans la visite au pays du duc de Cornouailles, le futur roi George V et fils de la reine consort… Alexandra de Danemark.
Cette dernière était l’épouse du roi Édouard VII, monté sur le trône en 1901 pour succéder à sa mère, la reine Victoria, décédée en janvier.
Édouard VII aura hérité d’une artère achalandée de la capitale, l’avenue King-Edward renommée en son honneur en 1906; et sa compagne, d’un pont enjambant la rivière des Outaouais.
Le roi Édouard VII et son épouse, la reine Alexandra de Danemark.
PHOTO : BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA
Le président national de la Société de la Couronne du Canada, Thomas Morin-Cabana, dresse des parallèles intéressants entre la reine consort et moi. Il souligne qu’Alexandra de Danemark était une souveraine très proche de son peuple, rassembleuse et ouverte d’esprit.
Comme elle a pu tisser des liens avec son peuple, le pont tisse des liens entre deux peuples, note-t-il.
Toutefois, mon pouvoir emblématique a bien failli me coûter mon prénom féminin, alors que je m’apprêtais à célébrer mon centenaire.
En 2000, le maire de Hull de l’époque, Yves Ducharme, et le maire par intérim d’Ottawa, Allan Higdon, avaient proposé de me rebaptiser pour honorer la mémoire de l’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, décédé en septembre cette année-là. Par chance, leurs doléances sont demeurées lettre morte.
Tantôt grésillante et métallique lorsqu’on me parcourt en voiture, tantôt battant au rythme des planches de bois qui se soulèvent au passage des cyclistes… ma voix restera sans nul doute gravée dans l’esprit des gens qui m’auront fréquentée.
Pourtant, c’est à l’expansion du chemin de fer que je dois mon existence.
L’objectif premier, c’était de construire un pont ferroviaire afin de relier les voies ferrées du côté du Québec et du côté d’Ottawa, explique l’historien Raymond Ouimet. Il souligne que c’était aussi un moyen de desservir l'arrière-pays, comme la Haute-Gatineau et le Pontiac.
Les rails menant au pont Alexandra, à côté des écluses du canal Rideau, au début du 20e siècle.
PHOTO : BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA
À l’origine, le pont Alexandra servait au passage des trains, du tramway, des piétons et des calèches.
PHOTO : BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA / WILLIAM JAMES TOPLEY
Ainsi, au début du 20e siècle, le roulis du train et du tramway s’accordait aux pas cadencés des chevaux tirant leurs calèches.
Le passage d’un premier train sur ma structure a d’ailleurs créé l’événement. Le 22 avril 1901, le propriétaire de l’hôtel Cottage à Hull, Noël Valiquette, brisait la traditionnelle bouteille de champagne sur la locomotive. Un délicieux fracas de verre pour souligner ce grand jour.
Sans tambour ni trompette, à la fin des années 1960, on tournait la page sur tout un pan de l’histoire ferroviaire canadienne en retirant complètement mes rails. J’entreprenais alors une reconversion comme axe incontournable pour la circulation automobile. Sans le savoir, j’empruntais là le dernier virage avant de prendre officiellement ma retraite 50 ans plus tard.
Après avoir partagé tous ces souvenirs, j’en oubliais presque l’essentiel : je suis un pont de type cantilever, une véritable prouesse d’ingénierie.
Je suis en quelque sorte la grande sœur du pont de Québec (1919) et du pont Jacques-Cartier (1930), tous deux appartenant à la famille des ponts en porte-à-faux.
Le pont de Québec au moment de sa construction. Avec une portée libre de 549 m, il est désormais le pont de type cantilever le plus long au monde.
PHOTO : MUSÉE MCCORD
La construction du pont Jacques-Cartier a été confiée à la Dominion Bridge Company, la même entreprise responsable de la construction du pont Alexandra.
PHOTO : ARCHIVE VILLE DE MONTRÉAL
Dans ma prime jeunesse, je me pavanais déjà tout en longueur. Ma travée principale mesurait 170 mètres : la plus longue du Canada et l’une des plus longues du monde à l’époque.
Vous pensez que je joue la carte de la prétention? Parlez donc à Munzer Hassan qui donne le cours sur la conception et l’analyse des ponts à l’École de technologie supérieure de l’Université du Québec à Montréal. Selon lui, ma conception, ma fabrication et ma construction relèvent de l’exploit.
« C'était une première. Certainement, ça fait de cette structure-là une icône de l’époque. Les autres ponts qui ont été construits après, même s’ils sont plus grands, probablement, ils ont profité de cette expérience-là. »
— Une citation de Munzer Hassan, professeur, École de technologie supérieure
En 1995, la Société canadienne de génie civil m’a d’ailleurs fait l’honneur d’une désignation comme lieu historique national de génie civil. La Ville d’Ottawa m’a aussi inscrite à son registre du patrimoine en 2017 en raison de mes attributs patrimoniaux et de mon intérêt historique.
En rétrospective, j’ai eu une vie riche d’expériences enivrantes, attirant même quelques célébrités comme le pape Jean-Paul II et la reine Élisabeth II.
Un cortège de sécurité entoure le page Jean-Paul II sur le pont Alexandra, au cours d’une visite à Ottawa en septembre 1984.
PHOTO : RADIO-CANADA
La papemobile traverse la rivière des Outaouais en empruntant le pont Alexandra, en septembre 1984.
PHOTO : RADIO-CANADA
Jean-Paul II, à bord de la papemobile, salue la foule rassemblée sur son passage.
PHOTO : RADIO-CANADA
Je me suis inclinée devant la ténacité des coureurs à l’entraînement. J’ai observé le brouhaha des manifestants marchant en direction du parlement. Je vous ai épiés, coincés dans vos voitures à l’heure de pointe. J’ai même aidé quelques voyageurs à retrouver leur chemin vers le musée.
Plusieurs se sont interposés pour que je reste. Le gouvernement canadien en a décidé autrement : je serai remplacée au cours des dix prochaines années.
La durée moyenne d’un pont est généralement de 75 ans, rappelle Munzer Hassan.
Le professeur en génie apporte une mise en perspective qui saura, je l’espère, vous aider à accepter un peu mieux mon départ. D’être déjà, à l’époque, conçu, construit, [d’avoir] servi réellement plus que 120 ans, c’est un exploit en soi, conclut-il.
Merci à vous tous de m’avoir accompagnée pour un bout de chemin. C’est le moment de couper les ponts. Pour toujours, votre Alexandra.
https://ici.radio-canada.ca/recit-nu...Wq7WfC1nFl5NSg